VII
En famille
– François, vous savez combien cela me coûte... Il le faut pourtant !
Elle répéta : « Il le faut ! » et, faisant un pas vers le duc, qui, renversé dans sa chauffeuse, distraitement, du bout des yeux, grignotait les dernières « tendresses » de La Vie parisienne :
– Cela ne peut pas toujours durer, continua-t-elle. Je ne parle pas pour moi... Ah ! s’il n’y avait que moi... ! – Elle garda un moment le silence, souriant à quelque espoir caressé : – Mais les gens se plaignent... Il y a des fournisseurs impatients... J’ai honte, car moi aussi, j’ai... des dettes... Si vous vouliez... ! – Et elle le mirait avec comme une pitié dans le regard. – Savez-vous que ma femme de chambre m’a manqué, ce matin ?
– Il fallait la chasser ! dit le duc, en se levant, le teint allumé, l’œil fiévreux.
Les mains dans les poches de son matin de laine claire, il piétait dans le fumoir, rythmant son pas d’un soufflement, tandis que, paisible à son ordinaire, ayant de sa maladie récente gardé seulement de plus diaphanes pâleurs, la duchesse, debout à la cheminée, le regardait.
– Je vous en prie, dit-elle... du calme !... Tout peut s’arranger. Un mot de vous et... Mais tout de suite, tout de suite !... Songez aux enfants... à Chantal, qui peut se marier d’un jour à l’autre, est-ce qu’on sait ?... À François, qui, lui, portera votre nom... le nom de votre père...
Le duc s’était arrêté à l’évocation de cette figure : il lui semblait le revoir, cet homme qui le caressait si rudement, cet homme, qui faisait trembler sa mère, et il se sentait petit garçon devant lui. Puis ce langage de raison le troublait, dans la bouche de cette femme, qu’il s’était plu à croire futile et ignorante, sous ses pimpants dehors de poupée. Alors, lui prenant la main, il murmura mi-triste, mi-galant :
– Pauvre petite !
– Chut ! fit-elle, un doigt sur sa bouche. Pourtant ! Si vous vouliez bien, mais bien... bien, comme vous savez vouloir en campagne... tenez, en pleine bataille... Vous avez le coup d’œil prompt, alors, et la décision rapide... L’autre jour, quelqu’un me contait qu’il vous avait vu à Rézonville... Ne sommes-nous pas un peu à Rézonville ? Allons ! mon général, du courage ! Papa me répétait encore hier qu’en enrayant...
– Enrayer !... Jamais !
Son orgueil éclatait. Avoir été le premier peut-être, l’un des enfants gâtés de ce Tout-Paris, qui copiait ses modes, ses attelages, et jusqu’à ses débauches, pour dégringoler à la risée du monde, en proie aux apitoiements des journaux ! Ah ! comme ils l’auraient belle à se revancher de leur bassesse, et que de bonnes vraies pierres ils lui jetteraient pêle-mêle avec leurs larmes menteuses !
Il s’était remis à marcher dans le fumoir, une pièce rutilante et fragile comme lui, l’œil amusé par les verreries arabes, le moucharabieh de la fenêtre et les panoplies des murailles, souvenirs de ses campagnes d’Afrique. Il faudrait vendre cela peut-être, vendre tout, quitter Paris, et tomber au garni d’une subdivision de province.
– Oui, reprit-il, enrayer !... C’est commode, enrayer... Faut-il aller vivre au boulevard Beauséjour, et collectionner des tessons ?
– François ! Ne vous moquez pas de mon pauvre père... Si vous saviez ce qu’il fait, lui !
Il eut un geste d’ennui, presque de colère : puis, l’ayant regardée – elle était charmante, ce jour-là, dans sa matinée de sicilienne, toute enguirlandée de dentelles –, il l’attira sur une causeuse, et s’assit à côté.
Était-ce la tiédeur de ce corps, ou le parfum oublié de ces cheveux qui le grisait ? Il avait pris sa main, qu’il battait à petits coups dans la sienne, penché sur ses bagues, calmé. Alors, fermant les yeux, elle put se croire au temps, pas encore bien lointain, qu’il lui faisait sa cour, au parc Monceau, dans l’hôtel, si beau dans son fin habit tuyauté de Cent-Gardes : et, machinalement, elle gara sa jupe comme jadis, crainte d’accrocs de ses éperons dorés.
– Vrai ? dit-il. Vous consentiriez à abandonner le monde ?... à abdiquer, Hélène ?... Car tu sais, tu es toujours une des... trois ou quatre plus jolies femmes de Paris... C’est convenu, alors : je demande un commandement au diable... dans un trou de Préfecture... et tu prendras une couturière à façon, qui te ratera tes corsages. Pff... Ah ! ah ! ah ! Ah ! ah ! ah ! ah ! Et vous seriez heureuse, Hélène ?
– Oui ! répondit-elle très bas.
Il mit un baiser sur le bout de ses doigts. Sa gaieté lui revenait au ridicule de ces choses : en province, lui, le général Jarry, duc de Varèse ! Il oubliait les sévérités de l’heure présente, cette fortune écroulée, ces courtes scènes de lui à elle, à cause de la baronne chassée ; il oubliait les paroles blessantes, les pleurs. – Aussi bien, les paroles n’avaient blessé qu’elle, et les pleurs, ce n’était pas lui qui les avait pleurés.
– C’est gentil, cette collerette !... Est-ce du Malines... de l’Alençon ?
Elle souriait.
– Oh ! pour un élégant comme vous, monsieur le duc... Ça s’appelle du point d’esprit. Cela vous plaît ?
– Oui, oui, vous êtes à croquer...
– Eh bien !... que décidez-vous ?
– Ah ! les affaires, c’est vrai ! Vous disiez que les gens... ?
– Ne sont pas payés depuis trois mois ; quelques acomptes, peu de chose... Je ne parle pas des écuries qui ne me regardent point...
– Et vos petites dettes, à vous ?
– Oh ! c’est affreux : tout à l’heure encore je comptais... Je rougis d’avoir mis sur moi tant d’argent, lorsqu’il y a des pauvres...
– Les pauvres ont eu leur part, je sais...
– Non !... Non !... Ah ! si vous me permettiez de ne plus porter que de la laine !... Mais voilà, vous ne l’aimez pas !... Que vous a-t-elle fait, cette pauvre laine ?
– C’est donc pour moi... ?
– Ingrat !
– Tiens ! je t’adore, toi ! dit-il en l’embrassant.
– Si on vous entendait !
– Qui ?... on !
– Mais... Que sais-je ?... Alors nous quittons Paris ?... Quel bonheur !
– Comme vous y allez !... S’il y avait un moyen cependant, un moyen de...
– Peut-être, en parlant à votre mère, mais...
Elle eut un roulis du cou, qui marquait peu de confiance.
– À maman ? Oui, j’y pensais. C’est la première fois que je lui demanderai un service... Simple prêt d’ailleurs... Et au moyen de quelques réformes... Parbleu ! j’y vais de ce pas.
– Au revoir et bonne chance !... On vous verra à dîner ?
– Oui, j’espère, dit le duc.
Elle se retourna sur le seuil et lui jeta un adieu de la main.
Il sonna son valet de chambre et se fit habiller. Puis, coquet, le chapeau à la crâne, la pelisse à taille haut boutonnée, il descendit. Sur l’étroit palier de l’entresol, une porte ouverte laissait partir des vocalises : il écouta, puis, passant la tête, il entrevit Chantal au piano.
Elle l’avait aperçu dans la glace.
– Papa ?... Papa ? dit-elle entre deux roulades. Entrez donc !... Est-ce Miss qui vous fait peur ?... Vous voyez, Miss, vous faites peur à papa !...
Comme elle se renversait, il la baisa au front.
– Vous êtes de bonne humeur ?... Oui ? Alors je suis contente... Quand montez-vous à cheval avec moi ?... Demain ?
– Demain... après-demain... le jour que tu voudras !
– Quel gentil papa vous êtes !... Bien vrai ?
– Parole de duc, petite fille !
– Je vous ai vu, ce matin, avec monsieur de Chalain. Son cheval dansait joliment... Est-ce qu’il n’est pas un peu vicieux ?
– Qui ça ? Chalain ?
– Oh ! papa !... Vous partez ? Vous ne voudriez pas me faire une commission, me rapporter... ?
– Me rapporter... Sa Grâce le duc de Varèse bien vite !... Ut, ré, mi, fa, sol, la, si, ut... mi, fa, sol, la, si... si... si...
Et, tandis qu’elle repartait dans ses gammes chantées, lui s’en fut, sifflotant un air d’opérette.
La cour traversée de biais, il poussa une porte et entra dans la galerie. Il sifflait toujours, pour se donner du cœur au ventre, encore qu’il n’en eût guère envie. Il se savait pas très en odeur de sainteté là-haut, et connaissait sa mère : de si loin qu’il se ressouvînt, il ne se rappelait pas une caresse. Un grand respect le tenait à la gêne devant elle et, chaque jour, au sortir de la soupente, il se sentait un froid dans tous les membres, à courir pour se réchauffer.
Le duc monta l’escalier au galop, et lança un gai « bonjour ! » à Honorine, qui reprisait un bas, debout, dans le couloir, en faction.
– Est-ce qu’il y a du monde ? dit-il.
– Madame la maréchale est en affaires...
– Avec ton neveu, je parie !...
– Oh ! n’y a point de cachotterie... Monsieur le duc peut ben entrer ! fit-elle en entrebâillant la porte de mauvaise grâce.
La maréchale, qui écrivait près de la fenêtre, dans cette place où elle semblait incrustée, leva la tête au bruit, et, reconnaissant son fils, elle jeta son mouchoir pour cacher les paperasses étalées devant elle, M. Casimir saluait, déjà sa serviette sous le bras ; et, pendant que le duc se penchait afin d’embrasser sa mère, il sortit à la muette.
– Ça va bien, maman ?... Non ?... Mal dormi ? Mais tu as une mine superbe !
Il causait, s’accordant un répit de quelques minutes avant de monter à l’assaut. L’horloge de la cour sonna la demie d’une heure ; et, comme si c’eût été un signal :
– Maman, commença-t-il, je suis un peu gêné depuis quelques mois... Honorine a dû te dire... Ce sont de ces choses qu’il est difficile de tenir secrètes dans une maison... De petites dettes criardes et qui crient ferme... Nous avons été... j’ai été peut-être un peu vite, cette année. Tu sais, j’ai fait des... travaux à... Belœil...
Quelle peine il avait à décoller ses mots, qui lui gelaient aux lèvres sous le regard sans chaleur de sa mère !
– Mais nous allons réformer tout cela... Je vends la moitié de mes chevaux, ne garde qu’un jour par quinzaine... Enfin tu verras ! Nous nous arrangeons une de ces petites vies... Tu n’en reviendras pas toi-même... Sais-tu que tu avais joliment raison ?... Je me rappelle, dans les premiers temps de mon mariage, tu me disais : « Vous allez trop vite !... » Mais on est jeune, qu’est-ce que tu veux ? On se laisse emballer !... Il me faudrait 280 à 300 000 francs. Veux-tu me les prêter ?
Elle fit « non » d’un branle de tête.
– Ah ! tu as peur que je ne te les rende pas ?... Oui, oui, je vois, tu as peur. Ah ! ah ! ah ! La bonne folie !... Mais je te signerai des billets, je te servirai l’intérêt à... Voyons ! Combien me prendras-tu ? ajouta le duc en riant d’un gros rire... Non, je ne plaisante pas. Dis ?... Tu me donneras ça en valeurs... Ça m’est égal, ce qui te sera commode... Je ne connais rien à tes affaires, moi !...
Puis, voyant qu’elle ne répondait rien, il poursuivit :
– Je ne suis pas si bas que tu penses... Belœil vaut 400 000 francs comme un sou. Je le vendrais bien : mais, tu sais, on vend mal, quand on a l’air si pressé... C’est dit, hein ?
– Et Mathilde ! fit la maréchale, qui l’épiait du coin de l’œil.
– Comment ! Mathilde... Puisque c’est un prêt ! Ça ne lui ôte rien... Enfin ! Tu ne veux pas, voilà !... N’en parlons plus ! Je ne suis, parbleu ! pas embarrassé.
Honorine entrait avec le poêlon de soupe.
– Adieu, maman ! dit le duc, en se mettant droit. – Il l’embrassa au front : – Je ne t’en veux pas, va !
Sur la porte, il se croisa avec sa sœur, en grand deuil à son habitude ; elle devait avoir écouté, car, le tirant dans le couloir, elle l’entreprit de sa voix pleurarde :
– Vois-tu, il ne faut pas la tracasser, cette pauvre maman !... Tu as vu ? Elle n’est pas bien... Elle baisse beaucoup... Si tu avais besoin de quelque chose, nous nous ferions un devoir...
– Je n’ai besoin de rien, interrompit le duc.
Puis, revenant, il se pencha à l’oreille de sa mère. Mais celle-ci le repoussait du bras, le regard noir, avec des « non ! non ! » appuyés d’un hochement de tout son corps.
– François, finis donc ! gémit la marquise de Boisgelais. Tu la fatigues.
Elle le suivit sur le palier, geignant :
– Ah ! vous me la ferez mourir !... Mais je suis là... Je vous empêcherai. Il faudra que vous me passiez sur le corps... sur le corps... ! C’est mal, Dieu vous punira.
– Mais veux-tu te taire ! dit le duc.
– Oui, oui, je sais... Je suis dans le même sac avec maman et Honorine... Et si vous n’aviez pas peur pour l’héritage, il y a longtemps que nous serions brouillés !... Ah ! je vois clair, moi !
Il remonta pour lui demander : – Quoi ? qu’est-ce que tu vois ?
– Mathilde ? appela la voix de la maréchale. Mathilde ?
– Madame Malthide ? fit la bonne, qui montra son large visage aplati dans le clair-obscur de la porte.
Le duc lui jeta un gros mot et descendit, très agacé. Son cocher attendait dans la cour : il donna l’adresse et monta.
Et, tandis que le coupé filait au trot d’un double-poney râblé de haute allure, des pensées pas drôles battaient dans sa belle tête vide de fêteur ? Cette sœur, cette mère, jolie famille ! Celle-ci, qui avait peur pour sa bourse, celle-là qui soignait l’héritage : l’une figée dans sa lésine, l’autre, crevant de bigoterie jalouse.
– Allons voir chez les amis ! se dit-il.
Il alluma un cigare et abaissa les deux glaces. C’était une belle journée de février, limpide, avec un soleil comme soufflé, qui allumait d’une mèche de feu les bourgeons des arbres du boulevard. Les trottoirs d’un joli gris bleuté luisaient.
Place de l’Opéra, quelqu’un, qui traversait à pied, se retourna : un petit homme brun frisé, en paletot clair, en gants jaunes.
– Misérable ! fit le duc entre ses dents.
Et une folle envie le mordait de passer sur celui-ci sa colère : une dette à payer en même temps. Car c’était le même homme, qui, le mois d’avant, dans Le Moustique, son journal, avait eu le front de le mettre en scène, lui, le général de Varèse, entre sa femme et sa maîtresse. Ma foi ! puisque le hasard l’amenait sur son chemin...
Il tira le cordon d’arrêt d’une saccade, et, sautant de voiture, il alla sus au journaliste, la canne haut. Il le rejoignit sur un refuge et lui effleura la figure d’un coup de taille ; puis, le drôle en fuite, il ralluma tranquillement son cigare et remonta.
Cette détente lui avait rendu ses habituelles gaietés toutes rembourées d’obstinées confiances. Parbleu ! ce serait bien le diable s’il ne trouvait pas quelques milliers de louis sur sa signature chez les Rahn – des Messins comme lui – ou chez Varon-Bey, cet excellent Varon-Bey, qui n’avait qu’un travers : celui d’être amoureux de Chantal. L’imbécile !
– Varon-Bey ! Mais je le verrai ce soir, au Cercle de l’Épée, pensa-t-il.
Donc pas besoin de perdre toute son après-dînée à lui courir après. La duchesse... ? Eh ! la duchesse attendrait ! Il attendait bien, lui.
Alors le dégoûté qu’il était, le grand seigneur, que ces choses d’argent écœuraient, choisit un petit flacon dans l’écrin de voiture pour chasser cette mauvaise odeur qui régnait. Et adieu les soucis, adieu les belles promesses de réforme, noyées, oh ! si noyées parmi les capiteuses senteurs de l’essence ! Dès le bouchon parti, plus rien.
Il avait levé le miroir de devant, donné un coup d’œil à sa tenue : puis, satisfait, ses gants mis, la mémoire lisse et l’âme parfumée, le tendre époux, presque repentant de tout à l’heure – sorti des projets d’épargne et de ménagères amours plein ses poches –, se rappela à propos certain « plat du jour » inédit, que la comtesse Rosetti, aimable femme de sa connaissance, qui aimait à s’entremettre, à seule fin d’obliger les gens, lui avait dû commander de la veille. Et, guilleret, se sentant de soudains appétits – hélas ! et c’était vous peut-être, pauvre petite duchesse de Varèse, qui aviez aiguisé cette faim-là au fil de vos claires œillades ! – il dit au cocher :
– Rue Duphot !